LA STATION DE TAXIS
Nous sommes en plein centre de la ville, la station de taxi est le baromètre de l’activité de la cité.
A chaque client chargé, le manège commence, coups de démarreur et tous les véhicules avancent de quelques mètres.
Les passagers ne choisissent ni l’engin ni le chauffeur et si par mégarde un conducteur enfreint la règle, c’est l’engueulade méditerranéenne le tout ponctué de gestes parfois obscènes soulignés de noms d’oiseaux en français, en arabe, en espagnol ou en pataouète.
Mais la querelle cesse aussi vite qu’elle s’est déclenchée quand le premier de la file enclenche sa première et quitte la station.
Kader est le laveur attitré des taxis, sa peau de chamois fait de vrais miracles et les tractions avant, la grande majorité des taxis, rutilent sous ses doigts. Mais la moindre coulure sur un pare-brise et c’est l’avoinée du patron.
Le nettoyage des véhicules sur la rue est interdit.
Kader est notre allié et on le lui rend bien. Aussi dés qu’apparaît un képi à un bout de la rue on fonce l'avertir, Kader, son seau et sa peau de chamois disparaissent comme par enchantement.
Les chauffeurs c’est bien autre chose.
Si par malheur un quidam se gare sur « leur station » même en queue de station, ils n’hésitent pas à faire venir la police, et quand l’agent s’en retourne, après avoir apposé un procès-verbal, sur le pare-brise fautif, nos charmants « taxis » dégonflent, un, deux, voir les quatre pneumatiques.
Ils n’ont même pas le courage de leurs actes, car quand l’automobiliste regagne son véhicule, ils jouent bien sur les oies blanches et concluent : « ce sont encore les gamins du quartier,de vrais voyous, si on les chope, ils vont passer un sale quart d’heure. »
Le pire de tous c’est Ramon, rondouillard, un mètre soixante, une fine moustache, les cheveux gominés, laissant traîner derrière lui une forte odeur de patchouli.
Pour maman, qui a le sens de la formule : »-un homme qui met trop de «sent-bon » (parfum) c’est un homme qui ne se lave pas souvent. »
Pour Ramon son taxi est un sanctuaire, seuls peuvent l’approcher, les clients, Kader pour le briquer et son auguste personne.
Lors d’une partie effrénée de « tu-l’as », Bernard est sur le point de me rejoindre, je me glisse entre deux taxis et pour prendre de l’élan, j’appuie, oh sacrilège !, ma main sur l’aile avant droite d’une traction.
Ramon me cueille au vol comme un sac de linge sale, mes jambes moulinent dans le vide, et quand elles reprennent contact avec le trottoir, l’affreux me décoche un magistral coup de pied aux fesses.
Kader s’interpose, ce qui me permet de prendre la poudre d’escampette.
- Mêles toi de tes oignons Kader, vas plutôt nettoyer les traces laissées par ce merdeux »
Le taxi de Ramon ( Dessin G.Devaux)
J’ai mal, j’ai très mal et j’ai surtout honte, mais je sers les dents car je sens venir les larmes et je ne veux pas offrir ce spectacle à ce gros porc.
La partie de « tu l’as » tourne court.
- Foutez-moi l’camp, bande de voyous et si j’vous y reprends je vous casse la tête !
Madame Rivier a jailli de sa porte :
- Tu es bien fort Ramon quand il s’agit de gamins, tu roulais moins les mécaniques l’autre jour avec Tonio.
Les balcons commencent à se peupler, on vit fenêtres ouvertes à Oran, dans un haussement d’épaules Ramon tourne les talons, ouvre sa portière et s’engouffre dans son sanctuaire.
Madame Rivier attrape la gargoulette qu’un linge humide entoure, elle me sert un grand verre d’eau fraîche.
- Bois mon grand
- C’est qui Tonio ?
- C’est rien, c’est une histoire de grandes personnes.
On n’en saura pas plus.
Un sentiment de grande injustice commence à nous tarauder, la méchanceté gratuite de Ramon nous pèse.
- Il faut se venger, dit Marcel tendant un poing rageur.
- "ouai !" Crie en cœur toute la bande.
Ramon va aggraver son cas.
Les fenêtres de mon appartement donnent sur la rue, elles se dressent à quarante centimètres du trottoir, les rebords sont larges et profonds. Pour nous les gamins elles forment des bancs idéaux et le soir les taxis viennent s’asseoir et se racontent leur journée.
Ce soir il fait chaud, les volets sont clos, mais les vantaux vitrés sont ouverts pour laisser pénétrer la fraîcheur de la nuit.
Les discussions des chauffeurs nous empêchent de fermer l’œil. Maman se lève et leur demande d’aller plus loin raconter leurs histoires.
La discussion cesse, maman retourne se coucher et au moment ou elle commence à s’endormir les palabres reprennent sur la fenêtre.
Sans dire un mot elle sort du lit, prend une bouteille d’eau et la verse à travers les volets.
Les fesses sûrement mouillées les chauffeurs se taisent. Pas un mot, pas un juron ce qui m’étonne un peu.
Le matin maman ouvre les volets et découvre avec horreur une belle « tartouse » de merde sur le rebord de la fenêtre.
à grand coup d’eau et de crésil, maman nettoie le cadeau des taxis en grommelant après ces malappris, mais la station est vide, ce qui met plus en rogne ma mère qui ne peut rien faire d’autre que de laver l’offense à grands coups de serpillière et de jurons que je n’ai jamais entendus dans la bouche de maman.
Cet intermède des plus déplaisant, l’a mise en retard pour partir travailler ce qui amplifie sa colère.
J’ai reconnu la voix de Ramon, mais je ne pipe pas mot.